nous sommes en colère...
livre, 2021

Ce texte, qui n’avait jamais été édité, a pourtant été déniché sur internet par une mère inconnue de l’artiste, pour accompagner le carton de naissance de son enfant :

Un jour j’ai écrit un texte à propos de colère : la colère « d’appartenir à ceux qui pensent que la Terre va finir ». J’ai dit ce texte lors d’une soirée, accompagné par un musicien japonais de passage. Mais une inconnue a retrouvé ces phrases sur internet : elle m’a demandé de les joindre au carton de naissance de son enfant. Drôle de destin, pour un texte à propos de colère.


Ci-dessus : vue d’exposition, Nous sommes en colère d’appartenir à ceux qui pensent que la Terre va finir, livre, impression offset et 82 illustrations à la main, 100 ex., 20 x 25 cm, 2021

Le texte déniché par la future mère s’est transformé en « livre à colorier » : au-dessus de chaque phrase, sur chaque page, un dessin a été réalisé à la main. Ainsi, les 100 exemplaires deviennent uniques : leur finalisation est due à un geste reproduit imparfaitement, un trait spontané qui est aussi celui d’un copiste – 82 illustrations redessinées 100 fois font en effet 8200 dessins.




Le sujet du livre est en effet autant celui de la colère que de la confiance. La confiance dans le fait que des enfants continueront de naître. Cette confiance pose une condition : celle que des gestes manuels, qui « ne peuvent pas être reproduits à la chaîne », puissent continuer d’exister. Des gestes comme dessiner.

C’est pourquoi pour présenter le livre, en performance, 82 posters reproduisent, agrandis, toutes les pages du livre. D’abord vierges, ils sont aussi remplis à la main lors du vernissage.

Ci-dessous : présentation du livre, performance sur posters, 82 ex. illustrés à la main, 80 x (60 x 40 cm), exposition « Annonciation (détail) », Galerie Commune, 2021












Ci-dessous, l’entièreté du texte du livre :

Nous fabriquons des choses. Nous fabriquons. Nous ne savons pas si ça va nous servir à quelque chose. Nous fabriquons des choses qu’on peut prendre. Prendre des choses occupe nos mains. Prendre occupe. Prendre. Qu’il y ait trop de choses nous met en colère. Ce qui nous met en colère c’est de continuer, même si la Terre va finir. Nous sommes en colère d’appartenir à ceux qui pensent que la Terre va finir. La Terre va finir, mais juste pour nous. La Terre va. Ce qui nous met en colère, c’est ce qui nous mange les yeux. Ce qui nous met en colère, c’est ce qui nous mange.

Dessiner fait perdre du temps. Dessiner fait tourbillonner le temps. Dessiner fait tourbillonner le temps sans qu’on puisse l’attraper. Un dessin, ça n’est pas fait à la chaîne. Dessiner, ça ne peut pas goûter le biscuit reproduit en carton. Ce sont des gestes qui ne peuvent pas être refaits. C’est utiliser un outil qui fait peu de bruit. Peu de bruit, quand on dessine. Moins de bruit. Dessiner, c’est. Toucher. Un dessin, plusieurs fois différemment, ça émeut. Différemment, plusieurs fois, ça émeut, un dessin.

Nous sommes en colère de ressentir qu’il y a trop de gens. Qu’on me dise que j’ai une place, j’ai besoin. Nous avons une place, devant un dessin qui nous regarde. Ca peut être effacé. Ca peut être brûlé. On ne sait pas combien de temps on peut résister, en dessinant. En regardant un dessin. Il faut s’isoler pour dessiner. On résiste sans savoir avec combien de force. C’est un essai. ça a une limite qu’on fait reculer, pendant qu’on fait les traits.

Est-ce qu’on se révoltera pour nous, ou parce qu’on pourrait avoir des enfants ? Est-ce qu’on se révoltera parce qu’on pourrait avoir des enfants, ou on n’osera plus en vouloir ? On sera encore sur la Terre. Sur la Terre, on. On sera encore. La Terre, on sera encore sur. Ce sera trop avancé, peut-être. Ce sera quand ce sera trop, peut-être. Il y aura de l’air qui sent. On se révoltera avec l’urgence de ceux qui doivent partir. C’est dans peu de temps. On se demandera quel passé est responsable du présent. On imaginera le passé. On en voudra à ceux qui, avant nous, n’auront pas pensé à nous. Il y aura encore des nouveaux-nés.

On cassera ce qui n’a pas pensé à nous, hier, et on aura mal aux mains. On cassera ce qui mangeait le temps. On mangeait. On se fera mal aux mains. On se fera mal au front. On voudra arrêter l’heure. Si ça se passe ici, ça se passera ailleurs. On aura envie que ça continue, pendant qu’on sera en train de détruire. On aura envie. On ne pourra pas. Avoir l’élan sans avoir quelqu’un. On voudra sentir l’herbe même si l’air est trop chaud. On sourira. Avec nos peaux qui peuvent sentir. On l’aura échappé belle. On l’aura, belle.

On sera joyeux et on aura peur. On sera plusieurs à ne pas vouloir être seuls. On sera plusieurs à vouloir. On aura nos corps. On sentira encore les corps à côté. On voudra garder une main. Pour prendre des outils qui prennent du temps. On sera où on peut encore dessiner. Le papier sur nos mains. On aura envie. Le papier. Sur nos mains. On aura envie.

Soutien : 50° Nord / Watch This Space 11
Photographie : J. Poloczek / H. Miel