regarder un objet émancipé
texte d’Elora Weill-Engerer, 2022

Un texte critique signé Elora Weill-Engerer autour des installations ritualisées telles que Détails en 2021, Personne en 2018, ou la rétrospective Kits pour lutter pour la joie en 2017 :

Comment regarder un objet émancipé ? Autrement dit : comment re-garder ce qui ne peut être gardé ? Chez Jérôme Poloczek, le rapport à l’objet est le fruit d’une équation : créer une mise en présence sans faire œuvre. Il en va d’une désacralisation des rôles et des fonctions artistiques. Artiste et spectateur, art et objet, acte et parole sont interchangeables au sein de ce réseau. Seul compte le rituel qui met en évidence un moment ou un mouvement (le premier terme est la contraction du second) autour de l’objet commun. La communauté que cet objet crée le regarde de manière consciente plutôt qu’elle ne le voit de manière inconsciente. Il s’agit ici d’un art vivant. D’une part, parce que les composants des pièces participatives et performatives relèvent du morceau, de la relique ou de la parcelle, davantage que de l’unité : ils sont friables, dispersés, immatériels, évolutifs et cherchent constamment une forme où se lover. De l’autre, parce que le texte, le dessin, ou le geste disparaîtraient dans l’instant suivant le rituel si celui-ci ne les avait investis d’une charge symbolique et persistante.

Dans les protocoles proposés par Jérôme Poloczek, l’objet échappe à la propriété et à l’utilité, de sorte que l’œuvre est banalisée et son insertion dans un système de marché rendue caduque. Cet objet-là n’est pas reproductible et sa fragilité est gage de sa singularité : s’il se perd, c’est pour toujours. L’objet, étymologiquement, c’est ce quelque chose qui se dresse là, devant nos yeux. Sa résistance à l’aliénation est contenue dans le préfixe ob- (opposition, obstacle, obstruction). Perçu, cet objet est aussi voulu et pensé : il existe, en-dehors de sa corporéité, à travers les liens qu’il tisse, les gestes qui l’entourent, les souvenirs où il apparaît. Par conséquent, le rituel dans lequel il s’insère n’appartient pas à l’artiste, mais à celles et ceux qui souhaitent s’en emparer. L’objet devient une structure ouverte, un espace empathique, perméable, poreux, qui subsiste en maintenant un système de dons et contre-dons. Inévitablement, les gens le regardent comme s’il n’était plus lui.

Elora Weill-Engerer
pour le programme Watch This Space 11