Pour l’exposition « Annonciation (détail) », à l’invitation de 50° Nord, Jérôme Poloczek présente un livre inédit. Ce texte, qui n’avait jamais été édité, a pourtant été déniché sur internet par une mère inconnue de l’artiste, pour accompagner le carton de naissance de son enfant :
Un jour j’ai écrit un texte à propos de colère : la colère « d’appartenir à ceux qui pensent que la Terre va finir ». J’ai dit ce texte lors d’une soirée, accompagné par un musicien japonais de passage. Mais une inconnue a retrouvé ces phrases sur internet : elle m’a demandé de les joindre au carton de naissance de son enfant. Drôle de destin, pour un texte à propos de colère.
NB : ce texte peut être lu ici.
Au cœur de l’exposition, après l’exposition du carton de naissance reçu par la poste, 100 livres se présentent comme un bloc sculptural, en lévitation à 3 cm du sol.
Nous sommes en colère d’appartenir à ceux qui pensent que la Terre va finir, livre, impression offset et 82 illustrations à la main, 100 ex., 20 x 25 cm, 2021 :
En effet, le texte déniché par la future mère s’est transformé en « livre à colorier » : au-dessus de chaque phrase, sur chaque page, un dessin a été réalisé à la main. Ainsi, les 100 exemplaires deviennent uniques : leur finalisation est due à un geste reproduit imparfaitement, un trait spontané qui est aussi celui d’un copiste – 82 illustrations redessinées 100 fois font en effet 8200 dessins. Ci-dessous, une page encore vierge :
Le sujet du livre est en effet autant celui de la colère que de la confiance. La confiance dans le fait que des enfants continueront de naître. Cette confiance pose une condition : celle que des gestes manuels, qui « ne peuvent pas être reproduits à la chaîne », puissent continuer d’exister. Des gestes comme dessiner.
C’est pourquoi dans l’espace, 82 posters reproduisent, agrandis, toutes les pages du livre. D’abord vierges, elles aussi sont remplies à la main en performance, lors du vernissage.
Nous sommes en colère d’appartenir à ceux qui pensent que la Terre va finir, impression offset et pastel gras sur papier, 82 ex. illustrés à la main, 80 x (60 x 40 cm), 2021 :
Puisque le dessin se présente comme une technique de résistance, « qui ne peut pas goûter le biscuit reproduit en carton », l’exposition présente aussi 3 dessins de mains. La première, fermée, figure un poing. Les 2 suivantes, en diptyque, s’ouvrent et dévoilent un caillou noir, morceau de mont Fuji récolté par l’artiste lors de l’été 2017. Les 3 dessins se présentent comme le détail d’une « annonciation ».
Annonciation (détail) I, crayon sur papier, 50 x 70 cm, 2021 :
Annonciation (détail) II + Annonciation (détail) III, diptyque, crayon sur papier, 2 x (50 x 70 cm), 2021 :
Enfin, fidèle à sa série de « rituels », actions utilisant des matériaux pauvres et des gestes partageables, l’artiste présente « Détail » : au vernissage, un dessin de nouveau-né est déchiré collectivement par les personnes présentes dans l’espace d’exposition. Elles emportent leur morceau de papier et l’artiste, dans le futur, les recontactera pour recomposer le dessin, lors de futures expositions. Comme un humain, ce dessin s’abimera, se décomposera, et subira le passage du temps.
Détail, crayon sur papier, enveloppes, poster, 2021 :
A l’étage de la galerie, 10 exemplaires du livre s’ouvrent sur la même double page, ouverte, de sorte que la variation de l’illustration, unique puisque réalisée à la main, est perceptible.
L’exposition se poursuit avec une installation vidéo : un geste figure une ascension des bras vers la lumière, un autre ramasse un enfant imaginaire.
Enfant + Lumière, diptyque, installation vidéo, 2021 :
Au bout du couloir, l’exposition se termine avec un dessin cadrant deux fois une image iconique du film de Robert Bresson, « Mouchette », entre un cri de joie et un cri de colère.
Mouchette, crayon sur papier, 20 x 30 cm, 2020 :
Au pied de la descente d’escaliers, un texte de Clémence Canet propose de prêter attention à la manière dont on a parcouru l’exposition, pour éventuellement recommencer. En voici une transcription :
Lisez le texte que vous avez devant les yeux.
Entrez dans la salle d’exposition et balayez du regard les œuvres accrochées au mur.
— ou —
Tournez-vous vers la gauche et faites dix pas devant vous. Observez ce qui vous entoure.
— ou —
Approchez-vous d’un dessin et regardez-le en détail.
— ou —
Avancez vers un dessin et appréciez la différence de perception en étant près ou loin.
— ou —
Avancez dans le couloir en regardant le dessin face à vous. Faites le chemin inverse en regardant le dessin qui était derrière vous.
— ou —
Parcourez la salle d’exposition en allant vers la gauche.
Après avoir vu tous les dessins, recommencez en allant vers la droite.
— ou —
Scrutez un dessin. Faites trois pas sur le côté et scrutez-en un autre.
Continuez ainsi.
— ou —
Montez les marches et découvrez les exemplaires de l’ouvrage de Jérôme Poloczek.
— ou —
Comparez les dessins agrandis dans l’espace d’exposition aux dessins présents dans les exemplaires du livre.
Vous avez peut-être appliqué, sans vous en rendre compte, l’un des protocoles écrit ci-dessus. Vous en avez peut-être suivi un consciemment, et respecté à la lettre les indications mentionnées. Peut-être que les personnes autour de vous ont mis en pratique les mêmes consignes, et que sans le remarquer, vous avez réalisé une parfaite visite-synchronisée.
Pourtant, qu’on respecte une règle identique ou non, chaque visite est différente, singulière et unique. Comme chaque reproduction des quatre-vingt-deux dessins réalisés par Jérôme Poloczek dans les cent exemplaires de son ouvrage. Car si la main de l’artiste est imprégnée du mouvement qu’elle répète, elle n’en produit pas moins une copie altérée de l’original. Il ne s’agit pas dans cette exposition de sacraliser l’unicité de chaque volume exposé à l’étage de la galerie mais plutôt de faire l’expérience de l’écart dans la répétition. Au sein des livres, on découvre par exemple une ligne rouge s’allonger ou raccourcir, un rond gonfler ou rétrécir, dans une mutation constante. C’est justement parce qu’un même geste oscille, prend des formes multiples, qu’il incarne, selon Jérôme Poloczek, « la promesse d’un futur à venir ». D’une page à l’autre, la variation ne concerne pas uniquement le tracé de l’artiste copiste. Les phrases se font et se déforment, les mots se répètent et se déplacent, comme s’ils rebondissaient recto/verso, en un écho qui s’amenuise : « nous fabriquons des choses / nous fabriquons / nous ne savons pas si ça va nous servir à quelque chose / nous fabriquons des choses qu’on peut prendre / prendre des choses occupe nos mains / prendre occupe / prendre / / ». La reprise mouvante des termes donne la sensation que la parole écrite est sans cesse réorganisée, évoquant à son tour le potentiel infini des phrases à venir ; des phrases à construire, à défaire et à répéter autrement.
À partir d’un acte partagé, une autre expérience de transformation sera amorcée à l’occasion du finissage de l’exposition. Les participant·e·s seront convié·e·s à déchirer collectivement le dessin du nouveau-né qui se trouve sur le sol, au milieu de la galerie, et à en emporter avec soi un morceau. Lors de la recomposition de l’illustration quelques temps après, une nouvelle image apparaîtra : abîmée, peut-être, incomplète ou froissée ; pour sûr, parcourue par les cicatrices de son déchirement. L’original et la reconstitution seront différent·e·s, différent·e·s aussi du visage de l’enfant dont le faire-part de naissance citait un extrait du texte de l’artiste ; différent·e·s de son visage d’hier et de celui qu’il aura demain, dans la promesse d’un futur, mouvant, changeant, gestuel, à venir.
Regardez depuis la mezzanine les dessins accrochés au rez-de-chaussée.
Parcourez des yeux les livres exposés à côté de vous.
Descendez l’escalier.
Sortez.
Faites demi-tour.
Entrez dans la galerie.
Recommencez.
— Clémence Canet, septembre 2021
« Annonciation (détail) »
École Supérieure d’Art Nord - Pas de Calais / Dunkerque - Tourcoing
21-30.09.2021
Jeudi 23.09.2021, 18h (vernissage + performance)
Jeudi 30 septembre, 18h (finissage + performance)
Soutien : 50° Nord / Watch This Space 11
Photographie : J. Poloczek / H. Miel